À propos de notre disparition: réflexions sur l’effacement des lesbiennes

The Vanishing Point: A Reflection Upon Lesbian Erasure is now available in French! Many thanks to TradFem for the translation.


C’est une époque étrange où être une jeune lesbienne. Eh bien, assez jeune. Durant le temps qu’il m’a fallu pour évoluer du stade d’apprentie baby dyke à celui de lesbienne complètement formée, la tension entre la politique d’identité queer et la libération des femmes est devenue tout à fait insupportable. Facebook a ajouté le drapeau de la fierté gaie à ses emojis de réactions le même mois où ils ont commencé à bannir des lesbiennes pour s’être identifiées comme dykes. À mesure que sont progressivement normalisés la législation sur le mariage pour tous et les droits d’adoption de conjoints du même sexe, on voit le droit des femmes lesbiennes à s’auto-définir et à tracer leurs limites sexuelles être sapé au sein même de la communauté LBGT+. Si de telles contradictions sont caractéristiques de l’époque actuelle, cela ne les rend pas plus faciles à vivre au jour le jour.

L’amour est l’amour, à moins que vous vous trouviez à être une lesbienne, auquel cas love-is-lovevotre sexualité sera déconstruite implacablement parce que soupçonnée de faire preuve d’ »exclusion ». Comme je l’ai écrit dans un texte précédent, toute sexualité est par définition exclusive. La sexualité est un ensemble de paramètres qui régissent les caractéristiques auxquelles nous sommes potentiellement attirées chez les autres. Pour les lesbiennes, c’est la présence de caractéristiques sexuelles féminines primaires et secondaires qui créent (mais ne garantissent pas) la possibilité d’une attirance. C’est le sexe et non le genre (ni même l’identité de genre) qui est le facteur clé. Mais dans un contexte queer, comme dans la société patriarcale traditionnelle, le mot lesbienne devient une étiquette litigieuse.

Les lesbiennes sont plutôt encouragées à se décrire comme queer, un terme si vaste et si nébuleux qu’il en devient dépourvu de sens particulier, en ce sens qu’aucune personne munie d’un pénis n’est perçue comme étant entièrement au dehors de nos frontières sexuelles. Jocelyn MacDonald décrit bien cette situation :

« Les lesbiennes sont des femmes et on enseigne aux femmes que nous sommes censées être sexuellement disponibles comme objets de consommation publique. Nous passons donc beaucoup de temps à dire « Non ». Non, nous ne baiserons pas des hommes ni ne nous associerons pas à eux ; non, nous ne changerons pas d’avis à ce sujet ; non, notre corps est un no man’s land. Que nous soyons lesbiennes, hétéro ou bisexuelles, nous les femmes sommes punies chaque fois que nous essayons d’affirmer une frontière. Le queer comme expression indéfinie rend vraiment difficile pour les lesbiennes d’affirmer et de maintenir cette limite, car il rend impossible de nommer cette frontière. »

À une époque où la simple reconnaissance du sexe biologique est traitée comme un acte d’intolérance, l’homosexualité est automatiquement problématisée – et les conséquences imprévues de la politique d’identité queer s’avèrent de très grande envergure. Ou plutôt, il serait plus exact de dire que c’est la sexualité des lesbiennes qui est rendue problématique : l’idée de femmes réservant exclusivement nos désirs et nos énergies l’une pour l’autre demeure suspecte. Étrangement, le modèle des hommes qui placent d’autres hommes au centre de leur vie ne subit jamais la même réaction hostile. Ce sont les lesbiennes qui constituent une menace pour le statu quo, qu’il s’agisse de l’hétéropatriarcat ou de la culture queer. Lorsque les lesbiennes rejettent l’idée de prendre un partenaire muni d’un pénis, on nous qualifie de « fétichistes du vagin » et de « gynéphiles » – puisque la sexualité lesbienne est systématiquement qualifiée de pathologique dans le discours queer, tout comme la sexualité lesbienne est traitée comme pathologique par le conservatisme social. Je ne trouve donc pas surprenant que tant de jeunes femmes succombent à la pression sociale et abandonnent le terme de « lesbienne » au profit de celui de « queer ». L’effacement est le prix de l’acceptation.

« Ce n’est pas un secret que la peur et la haine des homosexuels imprègnent notre société. Mais le mépris pour les lesbiennes est distinct. Il est directement enraciné dans l’horreur éprouvée envers la femme qui se définit, se détermine, la femme qui n’est pas contrôlée par le besoins, les ordres ou la manipulation des hommes. Le mépris envers les lesbiennes est le plus souvent une répudiation politique des femmes qui s’organisent en leur propre nom pour acquérir une présence publique, un pouvoir significatif, une intégrité visible.

Les ennemis des femmes, ceux qui sont déterminés à nous nier la liberté et la dignité, utilisent le mot « lesbiennes » pour attiser une haine de femmes qui refusent de se conformer. Cette haine retentit partout. Cette haine est soutenue et exprimée par pratiquement toutes les institutions. Lorsque le pouvoir masculin est remis en question, cette haine peut être intensifiée et enflammée au point de la rendre volatile, palpable. La menace est que cette haine va exploser sous forme de violence. La menace est omniprésente car la violence faite aux femmes est applaudie culturellement. De sorte que le mot « lesbiennes », lancé ou chuchoté comme accusation, sert à concentrer l’hostilité masculine sur les femmes qui osent se révolter, et il sert également à effrayer et intimider les femmes qui ne se sont pas encore révoltées. » (Andrea Dworkin, « Words », publié dans Letters from a War Zone)

À en croire la politique d’identité queer, le fait que des femmes biologiques soient exclusivement intéressées à se lier à d’autres femmes serait un signe d’intolérance. Ne gaspillons pas de paragraphes en équivoque. Ce monde contient bien suffisamment de silences sur la question du genre, et ce sont toujours les femmes qui paient le prix le plus élevé pour ces silences – dans ce cas-ci, les femmes qui aiment d’autres femmes. Et donc je vais parler clairement : la raison pour laquelle la politique queer qualifie de « transphobes » les lesbiennes qui nient catégoriquement la possibilité de prendre un partenaire muni d’un pénis est parce que cette position ne comprend pas les transfemmes dans la sphère du désir lesbien. Quant à la lesbophobie inhérente à la réduction de la sexualité lesbienne à un simple facteur de validation, elle ne suscite, bien sûr, aucune objection.

Pourtant, la sexualité lesbienne n’exclut pas nécessairement les personnes qui s’identifient comme trans. La sexualité lesbienne peut s’étendre à des personnes biologiquement féminines qui s’identifient comme non binaires ou genderqueer. La sexualité lesbienne peut s’étendre à des personnes biologiquement féminines qui s’identifient comme transhommes. Comme une proportion relativement élevée de transhommes auto-identifiées vivaient comme lesbiennes butch avant leur transition, il n’est pas inusité que des transhommes fassent partie de relations lesbiennes.

Où se situe la frontière entre une lesbienne butch et une transhomme ? Au cours de ses réflexions sur la vie lesbiennes, Roey Thorpe note que « … il y a toujours quelqu’un qui pose la question : ‘Où sont passées toutes les butchs ?’ » La réponse courte est : du côté de la transmasculinité (et la réponse longue appelle un billet à elle seule). À quel point dans le spectre de l’identité est-ce que finit la butch et commence la transhomme ?

cover The Argonauts

Cette frontière est amorphe, mais Maggie Nelson tente avec imagination de la tracer dans The Argonauts. Son amante, l’artiste Harry Dodge, est décrite par Nelson comme une « butch débonnaire sous testostérone ». Aux yeux de Nelson, « la seule similarité que j’aie remarquée dans mes relations avec des femmes n’est pas l’uniformité de la Femme, et certainement pas l’uniformité des parties. C’est plutôt la compréhension partagée et écrasante de ce que signifie vivre en régime patriarcal. » Dodge affiche un genre fluide et une présentation masculine. La testostérone et la mastectomie ne suppriment pas une compréhension de ce qu’est que d’être située, dans ce monde, en tant que femme. Ces vérités coexistent.

L’idée que les lesbiennes sont transphobes parce que nos frontières sexuelles ne s’étendent pas jusqu’à accueillir le pénis est aussi fallacieuse que phallocentrique. Et la pression exercée sur les lesbiennes pour leur faire déplacer ces frontières est franchement terrifiante ; elle repose sur un sentiment de droit envers les corps des femmes, un droit qui fait partie du patriarcat et qui se reproduit maintenant dans l’espace queer. Il faut rappeler que les lesbiennes n’existent pas comme simples objets sexuels ou facteurs de validation, mais comme êtres humains auto-actualisés ayant leurs propres désirs et frontières.

Parler de politique queer avec des amis gays de mon âge est une expérience révélatrice. Ces conversations me rappellent deux choses : avec les hommes, « non » est accepté comme mot de la fin. Avec les femmes, le mot non est traité comme l’amorce d’une négociation. La plupart des gays que je connais sont tour à tour horrifiés et amusés par l’idée que les paramètres de leur sexualité pourraient ou devraient être modifiés par les prescriptions de la politique queer. Certains (chanceux dans leur ignorance) ne connaissent pas le labyrinthe de la théorie queer. D’autres (les nouveaux initiés) sont, sans surprise, résistants à la problématisation queer de leur homosexualité. L’un d’entre eux est même allé jusqu’à suggérer que les gays, les lesbiennes et les bisexuels devraient rompre avec la soupe alphabet de la politique queer et s’organiser spontanément en fonction de critères sexuels. Compte tenu qu’une foule de dykes ont été ciblées comme TERFs dans cette nouvelle chasse aux sorcières pour avoir lancé la même suggestion, j’ai trouvé à la fois encourageant et déprimant d’entendre un homme extérieur au féminisme radical exprimer les mêmes opinions sans crainte de censure.

Je suis heureuse de dire qu’aucun des gays que j’appelle mes amis n’a opté pour ce qu’on pourrait appeler la stratégie Owen Jones : celle de rejeter comme intolérantes les préoccupations des lesbiennes dans l’espoir de se mériter de savoureux biscuits à décoration arc-en-ciel pour alliés fiables. La tendance des hommes de gauche à miser sur la misogynie pour mousser leur réputation est une histoire aussi ancienne que le patriarcat. Que cela se produise dans le contexte de la communauté queer n’est pas surprenant, car cette culture est dominée par des hommes.

La communauté queer peut finalement s’avérer aliénante pour les lesbiennes. Même si j’ai participé à des espaces queerau moment de mon coming-out, je me suis de plus en plus éloignée de ce contexte au fil du temps. Je ne suis nullement seule en cela : beaucoup de lesbiennes de mon groupe d’âge sont conscientes d’être effacées et repoussées dans les milieux queer, auxquels on nous dit pourtant que nous sommes censées appartenir. Ce ne sont pas seulement les lesbiennes plus âgées qui résistent à la politique queer, même si Dieu sait qu’elles nous ont prévenues de sa misogynie. Mon seul regret est de ne pas avoir prêté l’oreille plus tôt, d’avoir gaspillé beaucoup de temps et d’énergie à essayer de combler le fossé idéologique entre les féminismes queer et radical.

Le discours queer utilise ce qui ressemble à la tactique de la carotte et du bâton pour amener les jeunes lesbiennes à se conformer : nous pouvons soit embrasser le queer et trouver un sentiment d’appartenance, soit demeurer des outsiders sans rapport, à l’instar de vieilles lesbiennes ringardes. Cette approche, lourde d’âgisme et de misogynie, a échoué à me dissuader : je crois qu’il n’y a rien que je voudrais être autant qu’une lesbienne plus âgée, et il est formidable de savoir que c’est l’avenir qui m’attend. La profondeur des réflexions que m’adressent les lesbiennes âgées, leur façon de me mettre au défi et de me guider dans ma prise de conscience féministe, joue un rôle essentiel en façonnant à la fois mon sentiment du monde et la façon dont j’y comprends ma place. Si j’ai vraiment de la chance, j’aurai un jour ces conversations aériennes (et, parfois, intellectuellement éprouvantes) avec des générations futures de baby dykes.

Bien que j’apprécie le soutien et la sororité des lesbiennes plus âgées (de loin ma préférée parmi les catégories démographiques d’êtres humains), je dois dire qu’à certains égards, j’envie la relative simplicité de ce qu’était la vie des lesbiennes pendant les années 70 et 80. Pourquoi ? Parce qu’elles ont vécu des vies lesbiennes avant que la politique queer ne devienne généralisée. Je ne dis pas cela à la légère, ni pour laisser entendre que le passé a été une sorte d’utopie pour les droits des gais et des lesbiennes. Ce n’était pas le cas. Leurs générations ont connu l’article 28 (qui bannissait la promotion à l’école de l’homosexualité comme normale), alors que la mienne a obtenu le mariage pour tous. Les gains dont bénéficie ma génération sont le produit direct de leur lutte. Pourtant, elles ont pu vivre au moins une partie de leur vie à une époque où, de tous les prétextes pour lesquels le mot lesbienne rencontrait du dégoût, l’accusation d’être « trop exclusionnaire » ne faisait pas partie de la liste. Il n’y avait pas d’incitation, dans un contexte féministe ou gay, à « queerer » la sexualité lesbienne.

Certaines choses n’ont tout de même pas beaucoup changé. La sexualité des lesbiennes est encore régulièrement dépréciée. Les dykes lesbiennes servent encore de faire-valoir aux femmes qui disent « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas ce genre de féministe… » Mais aujourd’hui, lorsque je vérifie mes messages reçus sur Twitter, cela me prend vraiment un moment pour déterminer si mon identité lesbienne a offensé quelqu’un de la droite alt-right ou de la gauche queer. La distinction est-elle vraiment significative ? La lesbophobie emprunte le même format. La haine des femmes est identique.

There will be no revolution

Au moment des défilés de la Fierté gaie, on a vu circuler sur les médias sociaux, l’image d’un transfemme souriant, portant un t-shirt ensanglanté où l’on pouvait lire « I punch TERFs ». Cette image avait pour titre « Voici à quoi ressemble la libération gay ». Cette prétention est particulièrement douteuse, dans la mesure où celles d’entre nous qui vivons à l’intersection de l’identité homosexuelle et de la féminité, les lesbiennes, sont souvent qualifiées de TERF pour la seule raison de notre sexualité. Comme nous vivons dans un monde où une femme sur trois subit des violences physiques ou sexuelles au cours de sa vie, je ne peux trouver cette image amusante – il n’y a rien de révolutionnaire ou de contre-culturel à faire une blague sur le fait de frapper des femmes. C’est un endossement irréfléchi de la violence anti-femmes, présentée comme un objectif de la politique de libération. Et nous savons tous que les TERF sont des femmes, car les hommes qui font respecter leurs limites sont rarement soumis à ce genre de vitriol. Bien sûr, le fait de souligner cette misogynie entraîne un nouveau déluge de misogynie.

Il y a une réplique à la mode réservée aux féministes qui critiquent les politiques sexuelles liées à l’identité de genre, une réplique qui rappelle davantage des adolescents agressifs que quelque véritable politique de résistance. C’est « Suck my girldick » (Suce ma bite de fille). Ou, si leur malice tente de se parer d’originalité, « étouffe-toi avec ma bite de fille ». Se faire dire de s’étouffer avec une bite de fille n’est pas ressenti comme différent d’être invitée à s’étouffer avec une bite classique, mas cette insulte est presque devenue une figure obligée des propos sur le genre affichés dans le réseau Twitter. L’acte reste le même. La misogynie reste la même. Et il est révélateur que, dans ce scénario, la gratification sexuelle découle d’un acte qui bâillonne littéralement les femmes.

 

Un vers célèbre de Roméo et Juliette de Shakespeare proclame que « ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom ». En gardant cela à l’esprit (car il y a beaucoup plus de tragédie que de romance dans la présente situation), je prétends que même sous un autre nom, un pénis serait sexuellement repoussant pour des lesbiennes. Et c’est très bien. Le désintérêt sexuel n’équivaut pas à une discrimination, une oppression ou une marginalisation. Par contre, le droit d’accès sexuel que veulent s’arroger certains a précisément ces effets : il joue un rôle fondamental dans l’oppression des femmes et se manifeste clairement dans la culture du viol. La perspective queer ne laisse pas place à des discussions de la misogynie qui autorise certains à se juger en droit d’accéder aux corps de lesbiennes. La moindre reconnaissance du problème est tout de suite jugée outrancière ; par conséquent, la misogynie se voit protégée par des couches et des couches de silence.

Ce n’est pas une époque géniale pour être lesbienne. La réticence de la politique queer à simplement accepter la sexualité lesbienne comme valide à part entière est profondément marginalisante; elle va parfois jusqu’à considérer le désir de faire l’amour comme plus valide que le droit de s’y refuser. Et pourtant, la connexion lesbienne tient bon, comme elle l’a toujours fait. Les relations lesbiennes continuent de nous nourrir, tout en offrant une alternative radicale à l’hétéropatriarcat. Ce n’est pas parce que cette alternative n’est pas particulièrement visible en ce moment, parce qu’elle n’a pas la popularité répandue (c’est-à-dire patriarcale) de la culture queer, que cela signifie qu’elle n’existe pas. Les lesbiennes sont partout – cela ne changera pas.

Nolite te bastardes carborundorum. (Ne laisse pas les salauds te réduire en poussière)


Bibliographie

Margaret Atwood. (1985). La Servante écarlate

Andrea Dworkin. (1978). « Words », dans The Andrea Dworkin Online Library

Cherríe Moraga. (2009). Still Loving in the (Still) War Years : On Keeping Queer Queer

Maggie Nelson. (2015). The Argonauts

Adrienne Rich. (1976). Naître d’une femme : la maternité comme expérience et institution


Translation originally posted here.

Original text initially posted here.

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